Sérendipité, le hasard vraiment heureux
Plus confidentielle que l’innovation et la créativité, la sérendipité résonne depuis peu dans les open spaces.
Édouard est chercheur en sociologie chez Génie des Lieux. Aujourd’hui, son attention se porte sur un voisin de la créativité qui résonne depuis quelques années dans les open spaces : la sérendipité. Entre ce qu’on sait, ce qu’on lit et ce qu’on imagine a propos de ce mot mystérieux, il était grand temps de lancer une première investigation.
Le mois prochain, rendez-vous de l’autre côté de l’Atlantique dans un haut lieu de la sérendipité !
Quand les bureaux découvrent la sérendipité

Tout commence avec le conte persan Voyages et aventures des trois princes de Serendip, imprimé en italien au milieu du XVIème siècle. L’histoire, qui connaît un succès considérable dans toute l’Europe, raconte les péripéties des fils du roi de Serendip, actuel territoire du Sri Lanka. En chemin, les trois princes ne cessent de faire des découvertes sans le vouloir, par accident. Dans un chapitre, ils flairent par exemple la piste d’un chameau égaré en exploitant les indices infimes qu’il a semés sur son passage.
Ce récit a inspiré une myriade d’auteurs, notamment Voltaire avec Zadig. Dans ses mésaventures publiées en 1748, le jeune héros fait preuve d’une « sagacité qui lui découvrait mille différences où les autres hommes ne voient rien que d’uniforme ».
Six ans plus tard, l’écrivain britannique Horace Walpole fait une drôle de découverte à propos d’un tableau qu’un ami vient de lui offrir. Exalté, il lui écrit une lettre et invente le mot « serendipity » en empruntant le titre de l’épopée des trois princes.
Le début de ma thèse n’a pas été marqué par un conte de fées, mais par la lecture d’un livre insolite : The Travels and Adventures of Serendipity. Écrit en 1958 par l’historienne Elinor Barber et le sociologue Robert Merton, son manuscrit original a pris la poussière pendant près d’un demi-siècle pour être miraculeusement exhumé au milieu des années 2000.
Ce vieux grimoire raconte l’histoire sinueuse de la « sérendipité », qui a compilé de nombreux sens à travers le temps et les publics. Depuis son invention au siècle des Lumières, elle est mentionnée sous la plume des écrivains jusqu’aux recettes de cuisine, en passant par les colloques scientifiques et les toiles de cinéma pour se propager aujourd’hui dans le monde de l’entreprise.
Hasard heureux, découverte fortuite, art de trouver ce que l’on ne cherche pas, capacité à accueillir l’imprévisible, la sérendipité s’apparente à une philosophie de vie, un « esprit d’aventure » cher aux entrepreneurs. Plus confidentielle que l’innovation et la créativité, elle résonne depuis peu dans les open spaces.
L’art de « se cogner dans les gens »

À travers les espaces de travail, beaucoup d’entreprises souhaitent provoquer la sérendipité. Les bureaux sont alors agencés pour créer des collisions, des « rencontres accidentelles » entre leurs occupants : machines à café, lieux de pause et couloirs deviennent des espaces stratégiques où les idées germent au gré des échanges imprévus.
Le flex office, soit le partage des bureaux sans poste attitré, marque le symbole de cette sérendipité par l’espace.
L’a priori avancé est qu’un collectif a plus de chances de trouver des solutions créatives qu’une seule personne. C’est avant tout en confrontant ses idées aux perspectives des autres que l’on arriverait à repousser les limites de nos réflexions. Le hasard heureux, c’est donc l’autre.
C’est par exemple Michel de la compta, qu’on a croisé une seule fois au séminaire à Djerba. À la machine à café, il mentionne une info qui révolutionne notre manière de penser la prochaine campagne de publicité du groupe. Merci Michel…
Et des Michel, Steve Jobs prévoyait qu’on en croise même aux toilettes. Dans une biographie qui lui est consacrée, son associé chez Pixar rappelle que les bureaux de la société de production basée en Californie étaient agencés pour diriger tous les déplacements vers l’atrium central, composé de salles de réunion et de cafés.
Il raconte : « Jobs alla jusqu’à décréter qu’il n’y aurait que deux toilettes dans le bâtiment, pour chaque genre, connectées à l’atrium. […] Ça marchait, je n’arrêtais pas de me cogner dans des gens que je n’avais pas vus depuis des mois. »
Ces résolutions radicales s’observent aussi de l’autre côté des États-Unis, en particulier dans l’agglomération de Boston qui est réputée pour accueillir autant de lieux dédiés à la sérendipité que d’églises à Rome.
Là-bas, il suffit de traverser la rue pour trouver des universités prestigieuses comme Harvard ou le Massachusetts Institute of Technology (MIT), des grandes entreprises de la tech, des incubateurs et des maker-spaces.
Dans cet écosystème hyperconcentré, on rappelle souvent à quel point l’organisation des bureaux aide à faire éclore l’innovation grâce aux échanges entre des collègues d’équipes différentes.
Pour mieux comprendre ce qui s’y trame, je pars enquêter le mois prochain dans ce haut lieu de la sérendipité.
Le plus important, ce ne sont pas les cartes…

La sérendipité se résume-t-elle à l’intervention du hasard ou de la chance ? On l’enrobe souvent d’un storytelling qui exagère l’importance de l’accident en surfant sur des représentations naïves de l’invention. C’est le mythe de l’eurêka : les découvertes nous tomberaient dessus sans crier gare.
En 1945, le scientifique américain Walter Cannon prend l’exemple d’Archimède et de Newton : « Bien des hommes ont flotté dans l’eau avant Archimède ; des pommes sont tombées des arbres aussi longtemps que le Jardin d’Eden existe (date exacte incertaine !) […] Il a fallu des lustres avant que le sens de ces événements ne soit perçu. Évidemment, une découverte fortuite implique à la fois un phénomène à observer et un observateur approprié. »
Comme l’analyse Louis Pasteur, « le hasard ne favorise que les esprits préparés. » Un siècle et demi plus tard, Patrick Bruel met le doigt sur cette importance cruciale : « le plus important au poker, ce ne sont pas les cartes, c’est ce que vous en faites ! »
En résumé, c’est bien Newton qui est tombé sur une pomme, et pas l’inverse, pour découvrir la loi de la gravitation universelle.
Bien qu’elle comporte une part d’imprévu, la sérendipité se mérite. Elle se cultive et repose sur un ensemble de savoir-faire : aucune « révélation » ne survient sans un effort volontaire. Pour que le hasard fasse bien les choses, il faut être capable de s’en saisir.
Du coup, on y croit vraiment ? Ce mot à l’apparence très technique est parfois manipulé. Il est par exemple employé pour justifier la réduction des surfaces de bureaux via le flex office, ou encore pour expliquer le nombre de toilettes chez Pixar…
On n’est pas venu ici pour souffrir, okay ?

Peut-on choisir les moments de rencontre accidentelle ?
À Cambridge, tout près de Boston, impossible d’éviter le MIT et son cortège de bâtiments. Parmi eux, le MediaLab est un laboratoire géant qui abrite des équipes de recherche dites « anti-disciplinaires ».
Ici, biologistes, philosophes, urbanistes et informaticiens se côtoient. Afin d’encourager l’échange entre ces personnes, l’espace du MediaLab est organisé de façon très ouverte. On ne rencontre pas de cloisons, ou alors elles sont en verre. Certaines « salles » de réunion se situent même en plein milieu des étages sans séparation physique de ce qui les entoure.
Cinq cents mètres plus loin, on tombe sur le LabCentral qui dispose de machines à café programmées pour être lentes et réparties en faible nombre afin de pousser les chercheurs à faire la queue, attendre ensemble, donc discuter, et pourquoi pas créer des ponts entre leurs projets. On raconte même que là-bas les couloirs sont assez étroits pour forcer les personnes qui les traversent à se retourner et se faire face.
Ce qui saute aux yeux immédiatement, c’est la faible liberté dans l’usage des espaces.
Quel rôle joue l’aménagement des espaces de travail dans l’injonction à la rencontre, et plus généralement à la collaboration ? Dans ces exemples, les bureaux sont des outils de gestion qui s’immiscent jusque dans les temps de déplacement ou de pause pour ne laisser aucune minute de répit à la rationalisation.
Ils donnent parfois plus qu’un simple coup de pouce pour orienter nos actions vers des comportements souhaitables. Ici, on dépasse largement le nudge tel qu’il a été conceptualisé dans le but de servir l’intérêt individuel et collectif. Pour éviter cette dérive, deux principes éthiques devraient être respectés : la transparence (une personne « nudgée » doit savoir qu’elle l’est) et l’esquive (cette personne peut refuser d’agir comme on l’y invite).
En gros c’est comme Tinder, sauf qu’on vous interdit de swiper à gauche. Vous êtes alors obligé de tomber sur Michel de la compta. Vous vous souvenez de lui ? Il est bavard à tel point qu’il pourrait tenir la jambe à un ficus. Alors imaginez le cauchemar de le croiser dans la queue de la machine à café, ou pire, de devoir travailler en face de lui par manque de place et parce que les bureaux l’y obligent.
Alors on s’évite à tout prix dans des espaces qui nous poussent à la rencontre, et on prend des habitudes à la hauteur de ce paradoxe. Au MediaLab, on voit beaucoup d’interactions mais aussi un nombre important de chercheurs qui s’isolent dans l’espace ouvert en portant des écouteurs.
La sérendipité est-elle plus verte à Boston ?

Les bureaux pensés pour la sérendipité, c’est un peu comme la crème anti-âge aux quatre acides hyaluroniques : ça fait sérieux, ça contient plein de promesses mais on n’a toujours pas compris comment ça marche. Et à accorder trop de place aux espaces, ils deviennent parfois plus contraignants que capacitants.
L’espace n’est ni la seule, ni la principale variable en jeu dans la sérendipité. Son succès dépend en grande partie de facteurs culturels, organisationnels, relationnels, individuels et tout ce qui finit en « -el » (sauf Michel).
Alors, comment repenser collectivement l’équilibre entre les équipes composées de collègues aux activités transverses et les communautés de métier ? Le sens attribué aux moments dits « improductifs », aux temps « morts » autour de la machine à café ? Le tout sans se débarrasser du travail individuel afin de laisser des marges de manœuvre pour traiter l’imprévu ?
C’est quoi un environnement de travail « qui marche » pour la sérendipité ? La réponse se trouve peut-être à Boston.
Les sources dans l’ordre d’apparition
Voltaire, Zadig ou la Destinée, 1748
Horace Walpole, Lettre à Horace Mann, 28 janvier 1754
Elinor Barber & Robert Merton, The Travels and Adventures of Serendipity, 1958
Walter Isaacson, Steve Jobs, 2011
Walter Cannon, The Way of a Investigator, 1945
Louis Pasteur, Discours prononcé à l’occasion de l’installation solennelle de la faculté des lettres de Douai et de la faculté des sciences de Lille, 7 décembre 1854
Édouard Chamblay mène une thèse de sociologie au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) avec le soutien de Génie des Lieux. Ses recherches portent sur les pratiques au travail associées à la créativité, à partir des années 1960 jusqu’à aujourd’hui.
Depuis deux ans, il suit des professionnels qui interviennent pour révéler la créativité dans les entreprises, les associations, les administrations publiques et les grandes écoles. L’agencement des bureaux, la prescription de méthodes de créativité, l’autonomie au travail, la quête conjointe d’authenticité et de performance sont autant de thèmes que sa thèse vise à explorer.
Avec son enquête, Édouard ne prétend pas juger ce qu’il observe selon une définition stricte de la créativité. Il cherche plutôt à saisir la variété des sens, parfois contradictoires, qu’on attribue à ce mot de plus en plus prisé dans le monde du travail. La créativité, c’est donc ce que les gens pensent, disent et font d’elle.
Grâce à cette thèse, l’ambition de Génie des Lieux est de produire des connaissances hors du sillon tracé par les grandes modes pour accompagner ses clients dans l’amélioration de leurs dispositifs de créativité.