Comment évaluer la valeur d’usage ?
Il faut se rendre à l’évidence, il n’existe pas à ce jour de théories sérieuses, d’explications fondées portant sur les conditions de la performance du travail tel qu’il est devenu. Notre travail est désormais informationnel, communicationnel, relationnel, de plus en plus intellectuel, pour des productions de plus en plus servicielles et largement immatérielles. Ce travail est mystérieux et difficile à observer. Il est d’autant plus difficile d’en relier la performance aux espaces qui sont censés l’instrumenter, le faciliter.
La valeur de la production du travail serviciel ne vaut que dans un usage. Tangible ou non, cette production n’est ni souvent mesurable ni aisément dénombrable. L’effort n’est pas l’effet.
Cela vaut pour les supports de cette production. Il y a de beaux immeubles, de beaux aménagements…, qui ne marchent pas. Celui qui travaille, qui fait, celui qui le vit, le sait. Pour autant, il ne sait pas toujours le dire. Les autres, seraient-ils experts, ne savent pas. Faute de mieux, on dit que c’est subjectif, qu’on ne discute pas les goûts et les couleurs, que les jeunes ne sont pas des vieux, que les technologies changent tout et sans cesse… Voilà des vérités bien pauvres. Ce ne sont qu’échappatoires qui flattent l’esprit, à défaut de l’éclairer.
Ces mystères de la performance et cette invisibilité du travail ne sont plus l’affaire de quelques élites, chercheurs ou artistes. C’est le lot du principal des travailleurs du tertiaire, des bureaux, des services en général. Très majoritaires aujourd’hui, ces travailleurs, il faut les héberger, les équiper, les environner. Le travail de l’entreprise, c’est de rendre productives les activités du travail.

Nous n’avons pas de théories, mais nous ne pouvons éviter des pratiques. On bâtit, on conçoit des espaces. On les aménage, on les éclaire, on les climatise, on les sécurise, on les nettoie… Mais est-ce « suffisant », ou trop ? Fait-on ce qu’il faut ? Est-ce que ces espaces « fonctionnent » ? Est-ce que les buildings as services rendent effectivement service ? Lesquels et à qui ? Est-ce que les espaces de travail aménagés « marchent » ?
Non seulement il n’y a pas d’accord sur les solutions, mais les arguments des uns sont inaudibles pour les autres. Résultat, après les riches qui font la mode, les autres font tous sensiblement la même chose ; des open spaces blancs utilisables en flex office, au cas où. Ce qui fait que « cela marche » du point de vue de l’architecte, mais ne parle pas au chef de projet. Ce qui fait la qualité pour le chef de projet n’est pas dans la martingale du syndicaliste. Ce qu’il faudrait respecter du point de vue de ce dernier n’est pas audible pour le financier. Ce qu’apprécie l’utilisateur (qu’il en soit satisfait ou non) n’est ni connu ni audible pour l’algorithme du Directeur des Ressources Humaines ou même de son patron direct. Même quand on se parle, on ne s’entend pas. Les espaces de travail font parler, mais on ne dialogue pas. L’architecte sait, il ne convainc pas. Le financier sait, il impose. L’exploitant sait, mais c’est trop tard. L’utilisateur sait, mais ne peut pas grand-chose, il fait avec. Nos espaces de travail sont des tours… de Babel !
Élaborer un outil d’évaluation dialogique des espaces de travail (en commençant par ceux qui existent, que l’on peut observer, arpenter, vivre…) est l’objectif tout à la fois modeste et ambitieux que s’est donné la recherche lancée il y a deux ans chez Génie des Lieux, dans le cadre du programme de recherche du CRDIA, avec l’aide d’experts et de François Hubault, ergonome et spécialiste des espaces de travail.

L’enjeu est déjà de pouvoir dire si « ça marche » ou non. Les points de vue des uns et des autres, les responsabilités et les attentes resteront distincts. Mais comment élaborer un « langage » qui permet au moins de dialoguer, de savoir ce sur quoi on n’est pas d’accord ? C’est la condition d’une coopération dans sa définition la plus simple : agir en tenant compte des contraintes de l’autre.
Là interviennent la recherche et son incertitude ; il faut prendre le risque de faire le détour nécessaire. Pour chercher, il faut accepter la complexité et il faut se dégager de la fascination des évidences partagées ; c’est complexe, ce n’est pas mesurable, on n’a pas d’indicateur, les autres exigent des économies… Il faut rester modeste, pas de théorie ou de modèle général, mais il faut soutenir l’ambition d’une action fondée, conceptuellement robuste.
L’article de François Hubault et de Frédérique Mansoux ci-après, restituant des travaux de toute une équipe, donne à voir cette difficulté en même temps qu’il ouvre une piste opératoire pour construire un langage, un outil de dialogue.
Le complexe n’est pas réductible. Un espace de travail, dans son usage et sa pertinence, est complexe et, en plus, toujours singulier et évolutif. Pour le mouvoir, il faut un levier. Pour construire par expérimentation un outil capable de « faire dialoguer », l’auteur organise (c’est un apport en soi) les dimensions à instruire. L’auteur en extrait ce qui est opératoire, ce qu’il s’agit d’évaluer.
Ce travail de fouille a permis de découvrir la centralité d’une loi ; un espace « qui marche », c’est un espace habité. Mais sous la gangue de l’évidence, il faut encore dégager la pépite.
C’est une offrande, pas un cadeau. Cette pépite, c’est un phénomène au sens propre. Il n’explique rien. Il n’est ni cause ni conséquence. Il ne dit pas où il faut aller, mais comme une boussole, il indique. Il est une Pierre de Rosette, il permet la traduction, le déchiffrement des langages, des signes, des récits… Là est sa puissance.
Ce phénomène, c’est celui de l’appropriation des espaces aménagés.
Un espace peut être utilisé, arpenté, sans que l’on en trouve un bon usage. On peut occuper un espace sans l’habiter. On peut même le saturer. Ce n’est pas pour autant qu’il a des qualités.
L’appropriation est la clé conceptuelle qui peut permettre de voir, dans la vraie vie d’un espace aménagé, ce qui marche. Parce que c’est un phénomène ; il est observable, évaluable.
Le concept d’appropriation recouvre ici deux sens et trois dimensions.
Un espace sera approprié s’il est « approprié par » (donc indissociable de ses utilisateurs) et s’il est « propre à » (fonction de ses usages anticipés ou non)… Et comme la santé est à la fois un état (de non-maladie), un processus (qui se dégrade ou se renforce) et un potentiel (d’immunité ou de risque), l’appropriation peut et doit être vue comme un état (pour l’utilisateur), un processus (pour le gestionnaire) et un potentiel (pour les concepteurs).
L’enjeu est ainsi, non seulement de dire qu’un espace aménagé « marche », de s’entendre sur cette évaluation, mais aussi de comprendre comment « ça peut marcher ». Ce qui est approprié et propre à (un état de fait) était, de fait, appropriable (un potentiel) puisque c’est approprié (un processus).
Comme la clé de voûte peut être une petite pierre, le concept d’appropriation désigne la condition du maintien de l’édifice, la capacité à entretenir au sens de ce qui fait tenir ensemble.
Ce n’est encore qu’une thèse. Il lui reste à démontrer sa force dialogique.
C’est l’affaire de l’outil qu’il convient maintenant d’expérimenter. C’est encore du travail, et c’est toujours de la recherche, mais dans le dur. On a une clé, il faut l’essayer dans les serrures qui se présentent.