La créativité : mythe et réalité
Au cœur de la Silicon Valley, les campus érigés par Facebook, Apple ou Google inspirent les entreprises du monde entier, à tel point que s’y organisent des voyages d’affaires inspirants, appelés learning expeditions. À travers les hublots de ces vaisseaux fraîchement sortis de terre, on devine des salles de créativité et des fablabs qui accueillent les collaborateurs pour des séances de design thinking, des week-ends hackathon ou des parties de baby-foot. Le laboratoire d’expérimentation Google X incarne à la perfection cet idéal de créativité. Dans un lieu tenu secret, des artistes, des philosophes, des psychologues ainsi que des entrepreneurs sont chargés d’émettre des idées totalement démesurées. Pour être créatif, la seule règle est qu’il n’y en a pas. Ainsi naissent les fameux projets de voiture sans pilote, de lunettes connectées ou encore de ballon Wi-Fi stratosphérique. À l’évidence, la créativité émerge aujourd’hui comme une valeur clé de la performance et une garantie de pérennité socio-économique. En quelques années, elle est devenue un prérequis à l’obtention d’un poste puis à l’exercice d’une activité pour un ensemble grandissant de travailleurs. Comment en est-on arrivé là ? Écoutons ce que les sociologues ont à nous dire.
Un idéal emprunté à l’art
Dans son ouvrage The Invention of Creativity[1], le sociologue allemand Andreas Reckwitz propose une histoire de l’idéal de créativité, du XVIIIe siècle à nos jours. Il en rétablit les origines, intimement liées à l’émancipation des artistes vis-à-vis de l’autorité classiciste et du patronage aristocratique ou religieux. Cette transformation est annoncée dès la fin du XVIIe siècle, qui voit surgir la « Querelle des Anciens et des Modernes » depuis laquelle l’art ne consiste plus en la répétition parfaite d’un ensemble de règles antiques universellement reconnues. L’œuvre artistique dite « moderne » transgresse certaines conventions et se soumet alors au lexique cardinal de la rupture, de la nouveauté, de l’originalité, du génie et de la créativité. Mais jusqu’au XIXe siècle, le monde de l’art vit replié sur lui-même. Il ne rassemble qu’une poignée de génies créateurs et une élite bourgeoise pour les admirer dans les conventions du « bon goût », pur et distingué.
Progressivement, ce petit cercle se transforme et se détache de l’influence bourgeoise. Le mouvement bohème, né à Paris vers 1830, contribue à étendre le domaine de l’art au-delà des œuvres pour le comprendre dans la totalité du style de vie. On présente alors les artistes comme des êtres atteints de pathologies, maudits, dangereux pour eux-mêmes et pour la société.
Au cours du XXe siècle, l’artiste et l’idéal de créativité qui l’accompagne se déplacent assurément de la marge vers le centre de la société. Andreas Reckwitz parle d’un art « centrifuge », qui démocratise un ensemble élargi d’activités rendues apprenables et imitables. Ayant pour volonté de pratiquer l’art comme une technique, le surréaliste André Breton a par exemple développé l’« écriture automatique ». Selon cette méthode, la créativité serait à la portée de celui qui saura lâcher prise en écrivant le plus rapidement possible, sans aucun souci moral, esthétique, ni même syntaxique. Dans un autre genre, on peut citer les artistes du Bauhaus et du constructivisme soviétique des années 1920 qui estiment que l’art est un « labeur » comme les autres, effaçant sa distinction avec l’artisanat et la technologie industrielle.
Des coulisses au devant de la scène
émerge. L’ordre productif et organisationnel se débarrasse de son ancienne peau en renversant ses considérations pour l’idéal de créativité, au point de l’introduire dans son panthéon de valeurs. Andreas Reckwitz retient trois phénomènes qui ont favorisé ce bouleversement :
- L’émergence de collectifs sociaux qui érigent la créativité en valeur alternative à celles de l’ordre bureaucratique né de la révolution industrielle. Le mouvement Arts & Crafts développe un mode de production en résistance à la rationalisation des entreprises. Ses membres dénoncent l’oppression des salariés qui manquent d’autonomie et défendent l’originalité de la production contre sa standardisation. Cette critique a été progressivement récupérée par le capitalisme.
- L’identification de la créativité comme source de motivation des travailleurs selon les théories du management, et ainsi comme clé de voûte de la performance des organisations[3]. De 1920 jusqu’aux années 1960, des chercheurs exposent et expliquent les défauts du taylorisme. Ils préconisent de réduire la spécialisation des tâches, d’étendre les compétences individuelles des travailleurs et d’orienter le manager vers la consultation plutôt que le contrôle.
- La transformation des premières industries créatives, auparavant locales et marginales, en modèles économiques dominants à partir de la seconde moitié du XXe siècle. La mode embrasse une nouvelle stratégie d’inclusion à travers une variété de styles et le design élargit ses actions à l’environnement humain en général, jusqu’aux espaces de travail. Au même moment, la publicité, qui reposait sur des lois de psychologie générale pour influencer les consommateurs, s’émancipe désormais de leurs attentes pour les dérouter avec créativité.
La créativité, une valeur sûre
Au soir du XXe siècle, de nouveaux discours psychologiques finissent de normaliser la créativité. L’artiste n’est plus considéré comme déviant. Au contraire, il devient une personne médiatique, un modèle à imiter partout ailleurs. Notre voyage à travers les recherches d’Andreas Reckwitz se termine avec le constat que l’idéal de créativité impose son hégémonie, s’immisçant dans nos manières d’engager des relations, de consommer et de travailler.
Désormais, on porte la capacité créative des travailleurs en ultime valeur ajoutée humaine face aux évolutions technologiques (intelligence artificielle, robotisation, algorithmes). La créativité est également exigée par et pour une population élargie de travailleurs au sein d’entreprises traditionnelles. Ces dernières sont concurrencées par des firmes du numérique[4] telles qu’Amazon, Airbnb ou Uber, et doivent développer un « esprit start-up » pour sortir de leur relative inertie. En plus de l’utilité à produire quelque chose de nouveau, les nouvelles méthodes de management de la créativité nourrissent des ambitions psychologiques. Elles se présentent souvent comme des remèdes à la crise de sens qui frappe de nombreux salariés, lesquels parviendraient alors à se réaliser et s’épanouir dans un travail « réenchanté ».
Aujourd’hui, les instruments de stimulation de la créativité dans les entreprises fleurissent. Parmi eux figure une multitude d’activités apparues ces dernières décennies, du brainstorming au design thinking en passant par l’hackathon. Considérant que « l’enjeu de l’entreprise de demain est de faire du travail un art où chacun serait libre d’exercer sa créativité »[5], certaines organisations accueillent également des ateliers de « team-building créatif » animés par des artistes. En termes de recrutement, l’émergence de la gestion de la créativité amène les services de ressources humaines à « chasser » des profils atypiques qui penseront out of the box. Depuis quelques années, l’aménagement des espaces de travail se consacre aussi au développement de la créativité. Certaines entreprises aménagées en flex office disposent d’un volume plus important d’espaces collaboratifs, informels ou de créativité, censés notamment provoquer la sérendipité, entendue comme « la transformation des multiples rencontres informelles et imprévues au bureau en nouvelles idées business »[6]. Des sociétés de conseil proposent aux salariés d’entreprise d’investir occasionnellement des zones dites de « confort » ou d’« inconfort » à l’extérieur de leurs lieux de travail. Les premières s’apparentent à « un luxueux salon d’échange en retrait des circulations, un espace d’idéation offrant une diversité de surfaces de visualisation et d’assises », tandis que les secondes reproduisent par exemple une salle de sport avec des tapis de yoga dans l’objectif de déstabiliser les travailleurs et « de provoquer le questionnement, le lâcher-prise, la divergence »[7].
La créativité n’est pas nouvelle
Dans ses travaux, Andreas Reckwitz s’intéresse avant tout à l’invention et aux métamorphoses de l’idéal de créativité, emprunté à la figure de l’artiste et poursuivi par un nombre grandissant d’individus. Cette créativité prônée reste un objet de distinction et de rareté qui ne doit pas occulter une autre facette plus ordinaire et invisible.
Loin du culte sacré des génies artistiques, certaines pratiques créatives sont parfaitement intégrées au quotidien et ainsi banalisées. Leurs auteurs ne sont pas des professionnels dits « créatifs », ne vivent pas dans les clusters des creative cities et ne suscitent donc que très peu d’intérêt. Ouvriers, agriculteurs ou comptables, ils occupent des fonctions pour lesquelles la créativité n’est ni encouragée ni reconnue. Or, la notion de créativité peut être mobilisée pour rendre compte de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Être créatif, c’est par exemple corriger les dysfonctionnements provoqués par l’application stricte des consignes managériales, ou encore pallier les vides qu’ils occasionnent dans la pratique. Dès 1970, le philosophe Michel de Certeau, accompagné d’ethnologues, mène une enquête sur l’inventivité au quotidien du travail domestique, à savoir la cuisine, le bricolage, et la décoration. Dans ce sillon, le sociologue Norbert Alter révèle et analyse, quelques années plus tard, les innovations souvent invisibles dans l’entreprise et rappelle que la créativité s’adresse autant au produit qu’à l’organisation du travail. Cette omniprésence de la créativité au travail se lit alors dans une multiplicité de métiers insoupçonnés, tels que les policiers ou les agents du métro. Ces révélations rejoignent la théorie défendue par Hans Joas, qui dépasse le dualisme entre routine et créativité. Pour lui, toute action humaine comprend une part créative et toute pratique reconnue hautement créative s’appuie sur un geste routinier.
[1] RECKWITZ Andreas, The Invention of Creativity: Modern Society and the Culture of the New, traduit de l’allemand par BLACK Steven, Cambridge, Polity, 2017 [2012].
[2] BOLTANSKI Luc, CHIAPELLO Ève, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[3] MAYO Elton, The Human Problems of an Industrial Civilization: Early Sociology of Management and Organizations, New York, Routledge, 1933 ; ARGYRIS Chris, Personality and Organization, New York, Harper, 1957 ; McGREGOR Douglas, The Human Side of Enterprise, New York, McGraw-Hill, 1960.
[4] « L’irruption d’Uber […] aura montré la possibilité, pour une firme conceptrice d’algorithmes, de prendre le contrôle d’un secteur sans en constituer l’un des acteurs traditionnels. » (UGHETTO Pascal, Organiser l’autonomie au travail, Éditions FYP, 2018., p.22)
[5] Site Internet de L’Atelier BNP Paribas, « Stimuler la créativité, tout un art ! », mars 2017, https://atelier.bnpparibas/life-work/article/stimuler-creativite-entreprise-art.
[6] Dans un communiqué de presse, le cabinet de conseil Greenworking rappelle que « l’innovation passe en effet par la sérendipité […]. Plus de 80 % des interactions de travail créatrices de valeur surviennent lors de ces situations informelles » (Étude Greenworking, Le bureau de demain, 2017).
[7] Site Internet de Motilde, « Quelles sont les clés d’une salle de créativité efficace ? », juin 2017,
https://motilde.com/quelles-sont-les-cles-salle-de-creativite-efficace/